Mélange extemporané des herbicides : atouts et risques
Prof. Mohamed BOUHACHE
Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II, Rabat
Le mélange de deux ou trois herbicides dans la même cuve est devenu une pratique courante de désherbage chimique des cultures chez nos agriculteurs. Certes, l’idéal c’est de choisir les herbicides dont la combinaison est la plus efficace sur la flore adventice cible et la plus sélective vis-à-vis de la culture. La pratique du mélange ne doit pas être systématique, elle doit être justifiée agronomiquement et économiquement. En pratique, les herbicides sont mélangés en absence de tout raisonnement et sans connaitre les conséquences possibles des interactions mises en jeu dans cette combinaison.
Atouts des mélanges d’herbicides
La flore adventice des cultures au Maroc est très riche et diversifiée. Cette caractéristique a deux retombées sur toute opération de désherbage chimique : différence de sensibilité aux herbicides et variabilité intra et interspécifique des stades de croissance et développement. Parfois, le niveau de contrôle d’un seul herbicide n’est pas satisfaisant, et par conséquence, le recours à un autre herbicide (photos 1 et 2) ou une autre méthode de lutte s’impose pour atténuer l’effet négatif des mauvaises herbes sur la culture. Dans plusieurs cultures, c’est très fréquent de trouver un agriculteur qui fait le mélange d’un herbicide anti-dicotylédones et un herbicide anti-graminées ou deux herbicides anti-dicotylédones sinon plus (Tableau 1). La betterave à sucre reste la culture où le mélange des herbicides est une pratique très répandue et courante. Dans cette culture, le choix des mélanges est basé sur les recommandations des instances d’encadrement de la filière sucrière. En général, l’adoption de cette technique d’application des herbicides permet à l’agriculteur ou à l’utilisateur de tirer (directement ou indirectement) les avantages suivants :
- Augmentation du spectre d’action et/ou la durée de l’opération de désherbage,
- Amélioration de la sélectivité en réduisant les doses utilisées dans le mélange en comparaison avec la dose recommandée,
- Remplacement (ou reconstitution) d’un herbicide habituel et efficace qui n’est pas disponible sur le marché en cas de rupture du stock,
- Réduction des résidus d’herbicides aussi bien dans le produit récolté que dans le sol en utilisant des doses réduites,
- Réduction du coût de production en économisant le temps et la main-d’œuvre,
- Réduction de compactage du sol en éliminant certains passages de machines,
- Réduction de chances d’apparition de la résistance des mauvaises herbes aux herbicides.
Photo 1:Efficacité du mélange Prowl + Lumax dans la culture du Maïs (Photo de Mihi M.)
Photo 2: Efficacité du mélange Betanal + Safari dans la betterave à sucre (Photo de Tanji A.)
Tableau 1: Exemples de quelques mélanges pratiqués à grande échelle par les agriculteurs
Cultures | Régions | Mélanges pratiqués | Raisons de choix |
Arachide | Loukkos | Basagran + antigraminées | Cyperus et graminées |
Maïs | Loukkos | Dual Gold + Lumax | |
Lumax + Prowl | |||
Gharb | Stellar star + Dual Gold | ||
Féverole | Saïss | Glyphosate + antigraminées | Orobanche et gramineés |
Agrumes | Souss | Prowl + Glyphosate | Chiendent |
Céréales | Saïss | Pallas + Lancelot | Brome et coquelicot résistant |
Chaouia | Pallas + Derby + Printazole | Brome, fumeterres, mauves et chardons | |
Saïss | Lintur + phytohormones | Composées (centaurés et chardons) | |
Plusieurs | Cossack + phytohomones | ||
Antidicots + antigraminées | Dicots et graminées | ||
Zaers | Granstar + Topik | Emex et graminées | |
Betterave à sucre | Gharb | Betanal + Lontrel | Chardons |
Safari + Goltix | Mauve et autres espèces | ||
Safari + Goltix + Betanal | |||
Doukkala | Goltix ou Betasana ou Betanal + Safari | ||
Tadla | Safari + Bison ou Betanal ou Betasana + Goltix + Venzar | ||
Bison ou Betanal ou Betasana + Twister+ Venzar | Maximum d’espèces sans mauve | ||
Betasana + Venzar + Cross |
Types d’interactions entre les herbicides d’un mélange
Le mélange des herbicides dans la même cuve est basé sur la supposition que les herbicides choisis agissent indépendamment. En d’autres termes, la présence de l’un n’a pas d’effet sur l’action de l’autre. Dans ce cas, l’effet du mélange devrait être la résultante ou le cumul des actions des herbicides lorsqu’ils sont appliqués séparément. Malheureusement, dans beaucoup de situations, l’interaction entre les herbicides inclus dans le mélange peut modifier l’action biologique de chaque herbicide. Ainsi, la performance du mélange ne pourrait pas être prédictible à partir des performances de chaque herbicide. Comparativement à leurs effets séparés, l’effet des herbicides en mélange peut être additif, synergique ou antagoniste (Tableau 2). L’interaction est dite additive lorsque l’effet du mélange est égal à la somme des effets séparés des herbicides qui le composent. On parle de synergie ou d’antagonisme lorsque cet effet combiné est supérieur ou inférieur respectivement à cette somme. L’effet combiné observé dépend de la dose de chaque herbicide, période d’application et la période d’observation. Parfois, l’effet observé est passager et parfois il est persistent et désastreux. Pratiquement, l’antagonisme (efficacité réduite) signifie qu’il est nécessaire d’augmenter la dose de l’un ou des deux herbicides utilisés pour avoir l’effet escompté. Cependant, dans le cas de synergisme (efficacité augmentée) une réduction des doses recommandées des produits pourrait être envisageable. L’antagonisme est souhaitable dans le cas de réduction de la phytotoxicité du mélange sur la culture en comparaison à la phytotoxicité des herbicides appliqués séparément. Cependant, le synergisme n’est pas souhaité si la phytotoxicité du mélange dépasse celles des herbicides appliqués seuls.
Tableau 2 : Exemples d’interactions entre quelques herbicides
Herbicide 1 | Herbicide 2 | Effet combiné | Espèce |
Clodinafop-propargyl | Dicamba | Antagonisme | Phalaris minor |
Clodinafop-propargyl | 2,4 D | Antagonisme | Graminées |
Cléthodime | Dicamba | Antagonisme | Repousses du Maïs |
Diclofop-méthyl | 2,4 D | Antagonisme | Graminées |
Fénoxaprop-P-éthyl | 2,4 D | Antagonisme | Graminées |
Glyphosate | 2,4 D | Synergisme | Convolvulus arvensis |
Glyphosate | 2,4 D | Antagonisme | Graminées |
Glyphosate | Glufosinate-ammonium | Antagonisme | Amaranthus palmer |
Paraquat | Amitrole | Synergisme | Graminées |
Paraquat | 2,4 D | Antagonisme | Graminées |
Quizalofop-P-éthyl | Dicamba | Antagonisme | Repousses du Maïs |
Séthoxydime | Bentazone | Antagonisme | Graminées |
Mécanismes et facteurs d’interaction entre les herbicides
Les interactions mises en jeu entre les herbicides d’un mélange extemporané peuvent se produire avant, au moment ou après l’application de la bouillie préparée. En d’autres termes, ces interactions peuvent être physiques ou chimiques dans la cuve ou biologiques dans la plante traitée. Ainsi, les mécanismes d’interaction entre les herbicides peuvent être biochimiques, compétitive, physiologique et chimique. Abstraction faite de la catégorie du mécanisme d’interaction, l’efficacité et la sélectivité (effet biologique) du mélange dépend de la quantité des herbicides qui arrive, sous leurs formes actives, au niveau du site ou des sites où ils vont agir. Sur la base de cette considération, les interactions entre les herbicides qui composent un mélange utilisé peuvent être dues à :
- La réduction de la quantité d’un herbicide qui atteint le site d’action suite à l’action d’un autre herbicide sur l’absorption, translocation et métabolisme,
- L’interaction au niveau du site d’action entre les herbicides combinés lorsqu’un herbicide du mélange empêche l’autre herbicide de se fixer sur un site d’action,
- L’interaction entre les herbicides combinés qui agissent sur deux sites différents et qui produisent des effets opposés sur le même processus physiologique,
- La réaction chimique qui peut générer des complexes d’herbicides inactifs ou qui augmente leur métabolisation.
Dans certains cas, l’effet biologique observé du mélange est du à l’implication de deux sinon plus de mécanismes mentionnés ci-dessus. En général, la nature et l’importance des interactions entre les herbicides dépend de leurs propriétés (groupe chimique et mode d’action) et la nature des plantes traitées (Tableau 2). Globalement, 75% des interactions sont de type antagoniste. La synergie est très fréquente dans le cas où les deux herbicides appartiennent au même groupe chimique (même structure et mode d’action). Les herbicides appartenant à différents groupes chimiques ont tendance à solder des interactions antagonistes. De même, l’antagonisme est plus fréquent chez les espèces monocotylédones que chez les espèces dicotylédones et particulièrement chez graminées, les composées et les légumineuses. Le stade phénologique des plantes traitées est un autre facteur à considérer.
Précautions d’usage des mélanges
La pratique du mélange ne doit pas être systématique, elle doit être dûment étudiée et justifiée sur des bases agronomiques et économiques. Dans le cas d’absence de recommandations sur le prospectus d’un herbicide, la réalisation d’un mélange reste sous la responsabilité entière de l’utilisateur et sous réserve de respecter les bonnes pratiques agricoles. Cette possibilité est offerte par quelques herbicides, cependant, il ne faut pas dépasser trois herbicides et toujours s’informer de leur compatibilité (agronomique, physique, biologique et chimique) en lisant leurs prospectus ou auprès des sociétés ou de distributeurs des herbicides. Dans le cas où les herbicides sont incompatibles, des phytotoxicités et/ou des réductions de l’efficacité de l’un des herbicides pourraient être observées. Les compatibilités agronomique et physique sont relativement faciles et rapides à tester. La première consiste à vérifier la coïncidence des dates d’application des composantes du mélange avec le stade de la culture. Quant à la deuxième compatibilité, elle repose sur la miscibilité des produits à doses égales. Si le mélange préparé apparaît non homogène (présence de précipitations), il est recommandé de s’abstenir de cette pratique pour les produits testés. En général, la formulation des produits (forme physique sous laquelle la matière active et les adjuvants associés se présentent) est la cause principale de cette incompatibilité physique. D’habitude, le mélange des produits de même type de formulation ne présente pas de problèmes. Cependant, une attention particulière doit être faite en mélangeant des herbicides présentés sous différentes formulations et en respectant l’ordre d’introduction des herbicides.
Ordre d’introduction des herbicides du mélange
Parfois, l’ordre d’introduction des différents produits ou formulations peut hypothéquer la réussite du mélange, et par conséquent, l’opération de désherbage. La règle la plus simple est d’introduire les herbicides les moins solubles dans l’eau vers les plus solubles. Si la qualité d’eau de bouillie doit être corrigée, l’ajout d’un adjuvant correcteur devrait être fait avant l’introduction des herbicides. En général, l’ordre conseillé d’introduction des différents produits est le suivant: les faibles doses < à 100 g, WSB (sachet hydrosoluble), WG (granulés dispersibles) attendre la dissolution complète du WG avant d’introduire un autre produit, SG (Granulés Solubles), WP (poudre mouillable), SC (suspension concentrée), SE (suspension émulsion), EW (émulsion aqueuse), OD (suspension huileuse), EC (Emulsion concentré), SL (concentré soluble). Dans le cas de besoin d’adjuvant, oligo-éléments ou engrais foliaire ceux-ci devraient être les derniers produits à introduire dans la cuve. Si jamais l’information n’est pas disponible ou un mélange n’est pas possible, il faut utiliser les herbicides séparément (en séquence) tout en respectant un délai de 8 à 10 jours entre leurs applications.
Conclusion
Plusieurs raisons sont derrière l’utilisation des mélanges d’herbicides par nos agricultures. Bien que les atouts ou avantages de cette pratique soient nombreux, l’adoption de cette technique ne doit pas être systématique, elle doit être justifiée agronomiquement et économiquement. Dans beaucoup de situations, l’interaction entre les herbicides inclus dans le mélange peut modifier l’action biologique de chaque herbicide. Ainsi, l’effet des herbicides en mélange peut être additif, synergique ou antagoniste. Les interactions mises en jeu entre les herbicides d’un mélange extemporané peuvent se produire avant, au moment et après l’application de la bouillie préparée. L’efficacité et la sélectivité (effet biologique) du mélange dépend de la quantité d’herbicides qui arrive, sous leurs formes actives, au niveau du site ou des sites où ils vont agir. La réalisation d’un mélange reste sous la responsabilité de l’utilisateur et sous réserve de respecter les bonnes pratiques agricoles. Cette responsabilité exige que l’utilisateur ait suffisamment d’informations sur les produits choisis, s’assure de leur compatibilité et respecte l’ordre de leur introduction dans la même cuve.