La chute du prix de la gousse de caroube : est-elle anormale ou juste un retour à la normale ?

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Par EDDABBEH Fatima-Ezzahra et EDDABBEH Layachi

f.eddabbeh@gmail.comeddabbehlayachi@yahoo.fr

Depuis la décennie 50 du siècle dernier, qui a marqué le commencement du commerce de la gousse de caroube au Maroc, l’évolution du prix a suivi une courbe assez normale à l’instar de tous les produits alimentaires. En effet, les prix qui étaient de 0,20 dh/kg ont attendu cinq décennies (1950 à 2000) pour atteindre 4,0 dh/kg. Au cours de la décennie 2000, le prix n’a cessé d’augmenter pour arriver à 6,00 dh/kg et a continué sa courbe ascendante pour atteindre 35,00 dh/kg à la fin de l’année 2020. Au cours de l’année 2021, le prix a flambé à 80,00 dh/kg. Cette augmentation anormale, conjuguée avec l’importation massive de gousses étrangères en fin d’année 2021 et en 2022, de l’ordre de 8.400 Tonnes, ont été à l’origine de l’arrêt presque total de l’export de la graine de caroubes marocaine, historiquement très prisée par les gommiers à l’international. Ces derniers sont devenus sceptiques à la graine marocaine. Les productions des années 2022 et 2023 sont toujours en stock auprès des producteurs et des concasseurs, ce qui a fait chuter le marché de la gousse qui se stabilise actuellement entre 8 et 10 dh/kg, selon le rendement en graines.

  1. Utilisation des sous-produits de la gousse de caroube
  1. LA GRAINE

Bien que la gousse de caroubes donne deux sous-produits commercialisables (la graine et la pulpe), la graine, qui donne trois sous-produits (le tégument, l’endosperme et le germe) est à l’origine de la gomme, (E 410), recherchée à l’international. Cependant, la qualité de la graine et le rendement des gousses en graines diffèrent d’un pays à l’autre et dans un même pays d’une zone à l’autre. A titre d’exemples, les rendements et la qualité sont nettement supérieurs au sud de la méditerranée qu’au nord. Pour ces deux caractéristiques, le Maroc occupe le premier rang. En effet, le rendement moyen en graines est de l’ordre de 20% (25% au Moyen Atlas, 20% au centre et 17% au nord). Il est de 15 à 17%, excepté la Libye, pour les autres pays du sud et de 8 à 15% pour les pays du nord de la méditerranée. Quant à la qualité, elle est déterminée par le rendement en gomme, la pureté de celle-ci et sa viscosité. De ce fait, la graine constitue le produit phare du commerce de la caroube à l’international.

  1. le tégument

Deux techniques industrielles sont largement utilisées dans le procédé de l’enlèvement du tégument de la graine pour la production de la gomme : la torréfaction et le trempage dans l’acide sulfurique. Le tégument ainsi enlevé entre dans la fabrication de l’alimentation animale.

  • l’endosperme

Après enlèvement du tégument, l’endosperme constitué de deux cotylédons est dissocié du germe pour être purifié et broyé en gommes (il existe plusieurs qualités de gomme). La gomme de caroube est composée essentiellement de 80% de galactomannanes, de protéines (albumine, globuline, glutéline) et de diverses substances à l’état de traces. Les galactomannanes ( polymères de deux sucres : mannose et galactose M/G) sont des glucides de réserve, présents en grande quantité dans l’endosperme des graines de nombreuses Légumineuses telles que Ceratonia siliqua (gomme de caroube), Cyamopsis tetragonoloba (gomme de guar), Caesalpinia spinosa (gomme tara), … Le tableau ci-dessous détaille le ratio M/G des gommes de légumineuses ayant les même fonctionnalités que la gomme de caroube (épaississant, texturant, émulsifiant, liant, stabilisant, encapsulant…)  :

D’autres gommes, qui accomplissent quelques fonctionnalités de la gomme de caroube se trouvent dans le commerce, qui peuvent être de plusieurs origines:

  • végétale (par exemple les agrumes qui donnent les pectines, les algues rouges et brunes qui donnent Agar-agar, Carraghénanes, Alginates, etc…)
  • animale (porc, bovin…, qui donnent la gélatine, casaénate, …),
  • microbienne (xanthane, dextrane…)
  • synthétique (dérivés de cellulose, pectines méthylés, amidons modifiés…).

A l’instar de ces gommes, la gomme de caroube (E410) est listée comme additif épaississant et stabilisant dans le codex Alimentarius et entre, dans l’industrie agroalimentaire comme conservateur, émulsifiant, gélifiant,  liant…, dans l’industrie textile en tant qu’épaississant, dans l’industrie cosmétique et pharmaceutique comme émulsifiant, épaississant, encapsulant et agent masquant les odeurs, et dans divers produits non comestibles comme l’alimentation animale, les produits minier, l’imprimerie et les peintures.

Pour les galactomananes de la caroube, le rapport M/G (mannose sur galactose), peut varier suivant les conditions climatiques et édaphiques, l’âge de l’arbre et le suivi technique de la plantation. La répartition des unités galactose sur les unités mannose, conditionnée par la température, influence considérablement les propriétés des galactomananes (viscosité) en solution aqueuse. Ce qui favorise la gomme de caroube à accaparer plusieurs domaines qui lui sont spécifiques (glaces, pâtisserie, sauces…).  

La hausse des prix de la graine de la caroube a entrainé son remplacement dans plusieurs domaines soit par d’autres gommes ou mélange de gommes, soit par la création d’autres additifs synthétiques ayant les mêmes effets et de moindre cout. Le choix du remplacement tient compte de plusieurs fonctions (la dissolution du produit dans l’eau froide ou chaude, le PH de la préparation…). C’est ainsi que l’année 2023 a été caractérisée par l’apparition de plusieurs additifs alimentaires en remplacement à la gomme de caroube et de moindres couts.  

  • le germe

Le germe est très riche en protéine (plus de (50%) utilisée dans la fabrication de lait pour bébés qui régurgitent le lait maternel. Elle entre également dans la fabrication d’alimentation animale.

  • LA PULPE

Au Maroc, on trouve cinq unités de valorisation de la pulpe de la caroube. La quantité valorisée, généralement destinée à l’export, reste très faible. La production nationale (55.000 T en moyenne) entre dans la fabrication de l’alimentation animale (ruminants).

Les études scientifiques sur la pulpe ont prouvé ses pouvoirs médicinaux et pharmaceutiques : antidiabétique, antioxydant, antibiotique, antifongique, anti tumorale, antiproliférative et pro apoptotique, antihistaminiques …

La pulpe de caroube constitue également un bon substitut au cacao, dont nous importons la totalité de nos besoins. Sans gluten, ni caféine, ni Theobromine, elle contient des éléments minéraux (fer, cuivre, zinc, manganèse, nickel, calcaire, potassium…). Son calcaire, non lactique, et exempt d’oxalate, est facilement assimilable. Des études montrent qu’un régime alimentaire enrichi en calcium par la pulpe peut réduire le risque d’ostéoporose et aider à la gestion du poids. Mais la perte de poids et la lutte contre l’obésité sont dues à sa contribution à diminuer la quantité de ghréline (l’hormone de la faim), produite dans le corps, ce qui engendre un manque d’appétit en général, et ses fibres qui retardent la digestion ce qui aboutit en fin de compte à un bon contrôle de la glycémie et une réduction du cholestérol. La diminution de la ghréline est favorisée par d’autres composés bioactifs contenus dans la pulpe tels que les fibres alimentaires, les polyphénols, les flavonoïdes, les cyclitols (comme le d-pinitol) et les tanins. Tous ont prouvé leurs effets sur le cancer du côlon grâce à un composé phytochimique (la quercétine) qui soulage également la rhinite allergique chronique par ses effets antihistaminiques notables.

L’intérêt majeur de la pulpe de la caroube réside dans son utilisation dans la fabrication de la pâte boulangère à raison de 10 à 12% ce qui permet la réduction des importations du blé par le Maroc. Ces dernières, suite au déficit hydrique enregistré, dépassent un million de quintaux (la production pour 2024 est estimée à 25 millions de quintaux).

L’industrialisation de la pulpe par des coopératives et unions de coopératives sur les lieux de production constitue l’avenir de la filière en milieu rural par la création de postes d’emplois, la réduction du taux de chômage et la lutte contre l’exode rural vers les villes.

II- EVOLUTION DU PRIX DE LA GRAINE MAROCAINE

Toutes les statistiques internationales relatives au marché de la caroube concernent la graine ou la pulpe. Le mouvement d’import et d’export de gousses est très médiocre. Au niveau national, il existe trois unités de production de la gomme (Fès, Essaouira et Sidi Slimane) qui transforment 2.400 tonnes de graines environ par an. Une autre unité de gomme est en cours d’équipement dans la Province de Nouaceur avec une capacité de transformation de l’ordre 2.000 T par an.

Les intermédiaires (entre producteur et concasseurs) commencent l’achat au début de la saison généralement au prix de l’année précédente. Par contre, les 18 concasseurs qui sont en activité parmi les 36 existants, ne commencent à acheter la gousse de la saison qu’après avoir passé des contrats avec les gommiers marocains et étrangers. Selon le prix de passation des contrats, le prix de la gousse est alors arrêté par les concasseurs, prenant en considération le rendement en graines qui dépend de l’origine de la gousse, les frais de concassage et d’export.

Le Tableau 1 et les graphiques ci-dessous détaillent l’évolution des prix de la graine à l’export au cours des dix dernières années.

Tableau 1: Fluctuation des prix de la graine à l’export entre 2013 et 2024

Figure 1: Evolution des prix de la graine de caroubes en Euro (Période 2013 à Mai 2024).

Figure 2: Evolution des prix de la graine de caroubes en Euro (Période 2013 à Mai 2024 déduction faite des années à flambée des prix).

L’analyse de l’évolution des prix fait ressortir que le prix moyen de la graine de caroube depuis 2013 à ce jour, déduction faite des années 2017 à 2022, où les prix sont passés au cours de chaque année du simple au double, est moins de 4.000 Euros. Le prix actuel de 4.000 euros n’a été atteint qu’en 2017.

Force est de constater que la flambée des prix à partir de 2017 a été généralisée sur l’ensemble des pays producteurs, dont les prix diffèrent suivant les caractéristiques chimiques et biochimiques du produit fini. Le Maroc, premier exportateur mondial avec une graine de meilleure qualité, représente la référence internationale en matière de graine de caroube.  L’étude de l’historique de cette flambée fait ressortir que l’origine de la hausse des prix émane de grandes multinationales gommifères qui avaient contracté annuellement pendant la période 2017-2022 des commandes avec des concasseurs marocains à un prix double du prix de l’année précédente. La détermination du prix par les multinationales s’appuie sur l’offre et la demande, la qualité de la graine et le prix convenu avec leurs clients finaux.

La flambée des prix a mis en difficulté financière les intermédiaires et quelques concasseurs qui avaient acheté la gousse à 8 fois son prix actuel. L’importation de gousses par le Maroc a mis en cause la qualité et la renommée de notre graine connue par ses caractéristiques bien définies à l’échelle internationale.

A signaler également que la chute des prix en 2023 a suscité le renoncement des investisseurs agricoles marocains à plusieurs projets de plantation de caroubier ce qui a eu pour conséquences la chute de prix des plants greffés produit en grand nombre par les pépiniéristes agréés (passant de 40 à 15 dh/plant).

III- QUEL AVENIR POUR LA FILERE

La stratégie Génération Green (GG) est très ambitieuse pour la filière et propose un programme de plantation de 125.956 ha. Le programme vise à aider les populations rurales à s’adapter par leurs moyens de subsistance à l’évolution du climat, à se protéger contre les risques croissants de catastrophes causées par le changement climatique et à devenir plus résiliant face aux aléas climatiques actuels et futurs. En effet, le caroubier, arbre agro-sylvo-pastoral, xérophile, héliophile et thermophile permettra le maintien de l’équilibre socioéconomique des populations rurales et leur adaptation aux impacts des changements climatiques au Maroc par leur cantonnement dans leurs zones de vie.  

Le caroubier est une espèce qui produit au centre du Maroc sous une pluviométrie inférieure à 100 mm. L’apport d’arrosage d’appoint est actuellement nécessaire en période hivernale pour compléter la tranche pluviométrique déficitaire. Il permettra d’arrêter l’avancement du désert tout en valorisant les terres marginalisées par les CC, de lutter contre l’érosion hydrique et éolienne, tout en maintenant une production annuelle intéressante qui ne nécessite ni pesticides ni fertilisants ni techniques culturales complexes.  

La filière est prometteuse pour le cas du Maroc soumis à des changements climatiques sévères et un stress hydrique sans précèdent. Le caroubier a prouvé sa résilience aux évènements extrêmes qui sévissent depuis la dernière décennie dans le pays.

 III- CONCLUSIONS ET RECOMMANDATIONS POUR LA FILIERE

  •  Les trois unités de gomme (Fes, Sidi Slimane et Essaouira) ont une capacité de transformation de 20 % de la graine produite. La mise en marche cette année de l’unité de Bouskoura permettra de hausser cette capacité à 40 % de la production nationale moyenne. L’entrée en production de la totalité des plantations réalisées dans le cadre du plan Maroc Vert (18.160 ha) doublera la production actuelle et le greffage de 75% (pour conserver la diversité génétique) des branches d’arbres mâles naturels, triplera la production. La réalisation des plantations prévues par la stratégie Génération Green (126.000 ha) fera du Maroc le leader Mondial dans la production des sous-produits de la caroube. Il est temps d’encourager l’investissement dans la transformation de la totalité de la production à venir (graines et pulpe).
  • Actuellement, trois associations régionales ont été créées (Beni Mellal Khénifra, Marrakech Safi et Oriental). L’achèvement de la structuration de la filière par la création d’associations régionales dans les autres régions productrices aboutira à la mise sur pied de la fédération nationale interprofessionnelle qui accompagnera, avec les administrations de tutelles et les instituts de recherche scientifique, les producteurs et permettra la mise au point d’une feuille de route pour la filière.
  • La construction de dépôts de stockage de gousses pour les unions de coopératives, conformément aux normes de l’ONSSA, s’avère d’une grande urgence. En effet, la gousse de caroube, très riche en sucres (40 % pour la graine et + 50 % pour la pulpe), récoltée en début de l’automne lorsque le taux d’hygrométrie de l’air commence à s’élever constitue un lieu de prolifération des bactéries et champignons. Le stockage de la production dans de mauvaises conditions chez le producteur pendant la période post récolte constitue un enjeu de nature à affecter la qualité de la graine et de la pulpe.
  • La construction et l’équipement d’unités d’industrialisation de la pulpe pour les coopératives féminines et unions de coopératives sur les lieux de la production constitue l’avenir de la filière en milieu rural par la création de postes d’emplois, la réduction du taux de chômage et la lutte contre l’exode rural vers les villes.
  • La constitution d’agrégation entre les producteurs et les concasseurs à l’échelle régionale, à l’instar des deux agrégations créées dans la région de l’Oriental, permettra d’éviter le transport sur de longs trajets (dégagement de gaz à effet de serre et augmentation des charges), est bénéfique pour les deux parties.
  • L’interdiction d’importation de la gousse et de la graine de caroube, sauf cas de force majeur, permettra la protection de la renommée de notre produit à l’international.
  • La certification biologique de la production nationale (naturelle et plantée) apportera une valeur ajoutée à toutes les parties. En effet, l’espèce est dotée d’une racine pivotante et de racines traçantes qui lui permettent de puiser l’eau et les sels minéraux en profondeur. La recherche scientifique présente une controverse sur la capacité de cette légumineuse à fixer l’azote de l’air, mais le bon état végétatif des arbres naturel avec une production maintenue sous un déficit pluviométrique montre bien que l’espèce a développé des associations mycorhiziennes qui lui permettent de résister à tout cataclysme naturel. L’espèce a appris à co-évoluer avec ses maladies et prédateurs.
  • La libération du transport et du commerce de la caroube des contraintes réglementaires des Eaux et Forêts est bénéfique pour la filière par l’encouragement des plantations et la mise en valeur des terres impactées par les changements climatiques. En effet, la législation forestière en matière de transport, de stockage et d’export de la caroube constitue un grand fardeau pour l’agriculteur.
  • La  pérennisation des plantations réalisées dans le cadre du PMV par l’autorisation de forages à l’intérieur des grands périmètres déjà  réalisés et la distribution de tracteurs équipés de citernes, dans les petits périmètres, au profit des coopératives, unions de coopératives ou à défaut associations pour compléter le déficit pluvial à hauteur de 100 mm/ an en période de pointe.
  •  La recherche dans le domaine est appelée à faire des efforts pour trouver d’autres domaines d’utilisation des sous-produits de la gousse. Il en va de même pour nos agro-industriels qui devraient utiliser la gomme de caroube produite localement plutôt que d’acheter les autres gommes (guar, tara et arabique), et nos minoteries à additionner la farine (pulpe) de caroube, à raison de 10 à 12%, à la farine de la pâte à pain, pour soulager la trésorerie marocaine et diminuer les frais d’importation de blé.
  • La prise en considération du principe de « produit de terroir » dans la réalisation du programme GG et ne planter que les plants dont le porte greffe et le greffons émanent de la région, surtout pour les régions du centre à savoir : Marrakech Safi, Sous Massa et Goulmine Oued Noun. En effet, il parait qu’une étude récente a prouvé que le caroubier de l’Anti Atlas est le seul caroubier endémique (au Maroc) dans tout le pourtour de la méditerranée, et cette nouveauté, si elle est réelle, mérite de faire l’objet d’une grande attention.