Par Prof M’hamed Hmimina.
Les abeilles meurent en masse. Dans les temps troublés, lorsque plus personne ne sait ce qui se passe et que des meutes de pseudo-experts submergent l’espace public de pathos et de théories bréhaignes, il convient de revenir aux fondamentaux pour discerner le vrai du faux. C’est ce que je vais essayer d’entreprendre en tant qu’entomologiste, occasionnellement apiculteur de père en fils, agronome et écologue soucieux de l’état de notre faune. Ma conviction, ma formation et mes irritations me conduisent à revêtir, en pensée, la combinaison d’apiculteur pour apporter une contribution pertinente, documentée, bien cousue, je l’espère, à ce syndrome.
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Le déclin des abeilles a donné l’occasion à l’expression de diverses explications, dont certaines paraissent sensées : exploitation abusive et irrationnelle du cheptel, changement climatique, maladies, pesticides, sécheresse, d’autres qui le sont un peu moins (téléphonie mobile, lignes hautes tensions, relais téléphoniques émetteurs d’ondes électromagnétiques…) et une autre vraiment fâcheuse, que je cite à regret – comme le soutient, très médiocrement, un certain personnage à travers une vidéo virale propagée le 1er février 2022- : la normalisation des relations du Maroc avec Israël ! À lire ce motif ubuesque où ce qui est recherché est l’effet et non les faits, le pays semble être à l’âge de la pierre. On peut aller loin dans la déduction de cette escroquerie : le Royaume Apicole s’oppose à mort à la normalisation du Royaume Chérifien avec Israël !!!!! Une sorte de bricolage “schizophrénique ” et de syncrétisme instrumentalisé pour substituer l’imaginaire au réel.
Avant d’arrêter ce paragraphe d’humeur, on ne peut que demeurer confondu par cette extrême aberration réconfortant la fumisterie et la médiocrité tant politique qu’intellectuelle de son auteur, qui sacrifie le rassurant espace des faits pour gagner les hasardeux marécages du potin politico-religieux, où l’on cherche à faire marcher les gens à quatre pattes. Franchement, il faudrait être diablement médiocre pour voir dans cette fable l’expression d’une quelconque justification conceptuelle. Naturellement je ne devrais même pas en parler, mais le problème c’est que, à force d’être négligé, ce genre de bêtise finit par rayonner au-delà de ses cercles initiaux ; et, progressivement portés par l’exacerbation de la répétition, ce qui n’aurait dû être qu’une ineptie sporadique en vient à constituer une idéologie profuse à l’usage des niguedouilles et autres mangeurs de vent. Et ils prospèrent chez nous, car plus une information est de bas niveau, plus son audience est grande.
Par ailleurs, il est connu que de tels discoureurs, ces Lénine en djellaba, cherchent toujours à trouver pour ainsi dire le plus petit commun dénominateur afin que leur convivialité soit le plus large possible et tourne invariablement autour des tendances du jour, des lieux communs et qui ne sont que ressassement de potins et médisances, de formules préhistoriques de « sagesse ». C’est de la propagande et c’est ennuyeux parce que le grand public, le lecteur lambda, la foule, qui ne sait pas vérifier ou n’a pas le temps ou les moyens de juger sur le fond la validité des propos assénés, aurait tendance à les croire vrais, voire même à encourager ce mensonge culturel par le partage, sans estimer l’effroyable étendue de leur déloyauté. Inexplicablement, cette engeance obscurantiste recrute bien au-delà des cercles décérébrés. Elle comprend en son sein nombre d’esprits éduqués : journalistes, professeurs, médecins, chercheurs, ingénieurs…. qui savent plus et comprennent moins et dont la bigarrure de leur verbe ne fait que refléter l’ébouriffante hideur du niveau d’un certain débat. N’est-ce pas une manière d’exprimer sous couvert d’un insecte des idées politiques contre-courant, qui ne seraient sans doute pas condamnables si elles ne se cachaient sous un vernis biologique ? Je regrette de focaliser ce début de l’article sur un fait de société ayant concrètement une importance irresponsable. Mais n’est-ce pas ainsi que l’on fabrique des crétins en série?
Avant d’entrer dans le vif du sujet, cela m’amène à la question fondamentale du présent article : les abeilles trépassent donnant ainsi l’occasion à divers experts, n’ayant jamais touché un insecte- je précise que l’abeille est un insecte- de se prononcer abusivement sur cette disparition sans craindre les contradictions, les dénis et les impertinences.
Commençons, pour l’occasion, par définir les choses en amorçant la discussion par cette question : qu’est-ce qu’un expert crédible ? La réponse tient en trois points :
(1) Un expert crédible, c’est d’abord quelqu’un qui maîtrise son domaine et qui brasse la littérature spécifique disponible sur le sujet ;
(2) Un expert crédible, c’est ensuite quelqu’un qui ne modifie pas son message, jusqu’à le tournebouler complètement, en fonction des assistances qui l’écoutent et des sponsors de sa prestation ;
(3) Un expert crédible, c’est enfin quelqu’un qui n’a pas de conflit d’intérêts ou, dans le pire des cas, qui annonce ouvertement ces derniers pour permettre au public de former son jugement en toute connaissance de cause.
Si quelqu’un n’est pas forcément en phase avec ces postulats, le mieux est de se taire, autrement il y a une faille quelque part.
Dernièrement divers quotidiens et tabloïds populaires ont écrit sur l’effondrement des populations apicoles dans diverses régions du pays, s’appuyant sur des contributeurs soi-disant « experts » dont certains obéissent rarement aux trois critères ci-dessus, mais qui à cause de l’appétit irrésistible de coller à l’actualité et de captiver les audiences, régurgitent leurs propres fouilles sur internet, parfois sans fond et forme, de manière innovatrice. Il faut dire que les poussiéreux outils du passé (tirés à part, fiches de lecture, résumés, index bibliographique…), précieux instruments de travail des chercheurs chevronnés, ne sont pas de taille à rivaliser avec la puissance des médias actuels, qui, mal utilisés, peuvent conduire à des inepties. Autrement dit, le travail effectué jusque-là par des spécialistes qui ont le temps d’analyser, de décortiquer, de réfléchir et d’expérimenter est désormais de plus en plus partagé mais mal digéré.
Assurons, pour éviter toute ambiguïté, que le présent article ne vise nulle vindicte publique ni stigmatisation personnelle et que je ne suis certainement pas de ceux qui ne s’intéressent qu’aux trains qui arrivent en retard. Il ne s’agit pas ici de dénoncer tel ou tel personnage particulier ou organe médiatique spécifique, mais de mettre en lumière des comportements pour le moins agaçants (le mot est faible) qu’on retrouve à chaque nouvelle menace. Les exemples sont nombreux. Et, en ce moment, les préoccupations des apiculteurs sont loin de cette problématique faussement intellectuelle. En revanche, comme premières préoccupations l’on retrouve les ravageurs des ruchers, le coût et la nourriture, thématiques clefs que les apiculteurs cherchent sempiternellement à résoudre. C’est pour cela qu’aucune désignation ou qualification ne sera citée dans ce texte. Il est bien évident, toutefois, que le lecteur pourra, s’il juge nécessaire de vérifier la réalité des éléments présentés, de remonter aux sources originelles en consultant les journaux, les vidéos, les blogs, les messages échangés, les discours proférés et les écrits parus à l’occasion.
Les discours offerts au grand public sur l’affaissement des populations d’abeilles sont souvent incertains quant à l’origine du phénomène. Techniquement parlant, lorsqu’on fait la somme des écrits et des propos présentés à l’occasion, on en tire pêle-mêle : Teigne, Acariose, Varroase, Acariose du couvain produite par Tropilaelaps clareae, Loque européenne, Loque américaine, Couvain sacciforme (BSV), Paralysie chronique ou maladie noire, Maladie des ailes déformées, Maladie de la cellule royale noire (BQCV), Ascophérose ou couvain plâtré, Nosémose …
Le phénomène semble être tellement sous-tendu par de multiples manifestations connexes qu’il parait complexe, transversal nécessitant des pages d’exposé. C’est à cette tâche que je m’attèle.
Les agents cités, aisément identifiables par les spécialistes, donc bien patents, sont à l’origine des troubles classiques des élevages apicoles. Alors, si l’un ou l’autre de ces agents habituels des ruchers a décidé de sévir massivement et spontanément ailleurs et un peu plus tard ici d’une manière indéterminée, cela devrait être facilement considéré et l’appellation fourre-tout d’effondrement n’a plus alors aucun sens dans la mesure où le responsable causatif est avéré. Il est dès lors facile, s’agissant d’une maladie particulièrement connue de la nommer sans émettre trop d’hypothèses et d’opinions ou se cacher derrière des termes irrésolus. En plus précis, les raisons de l’effondrement étant liés à un ou plusieurs agents causaux, alors la réponse se trouverait tout simplement dans le diagnostic. Or la nature non sélective de l’effondrement demeurant méconnue, les discoureurs, aidés par la facilité qu’offre le Web, n’avaient pas besoin d’avoir des connaissances pour émettre des avis. Chacun semblait avoir un avis googlisé sur la question. Pour les uns c’est le BSV, pour d’autres les acariens parasites, pour d’autres encore la sécheresse dont il faut rappeler qu’elle est bien postérieure à l’effondrement. À moins que l’abeille ne soit dotée d’un équipement météorologique ultra sophistiqué et complexe à même de prédire des mois avant le temps qu’il fera bien plus tard, cette hypothèse semble peu tenir la route. Ainsi, pour commencer, l’hypothèse de la sécheresse me semble quelque peu dissoner avec la réalité du terrain. Et, à la lumière de cette objection, il semble perceptible que certains experts locaux de l’effondrement ne sont au mieux pas très expérimentés et au pire pas très inattaquables. Alors, qui bluffe ; qui se trompe ; où se situe la vérité et qui la détient ? Et ce n’est qu’en étant attentif, et non passif, face à l’information que l’on peut répondre à ces questions et remarquer les incohérences, les approximations et les défauts dans le traitement du problème.
En matière de recherche, on peut avancer la chose et son contraire lorsque la nature multifactorielle ou pluri-déterminée d’un nouveau phénomène rend sa compréhension laborieuse. On peut, cependant, dire que ce n’est pas l’outil scientifique en tant que tel qui est à questionner, mais de facto la crédibilité des témoignages des gens qui en dénaturent l’usage par ignorance ou par inaptitude ou par incompétence ou égarement, ou sécheresse intellectuelle, la plus à craindre ! En d’autres termes, le fait que n’importe qui puisse produire un illogisme pseudo-scientifique à des fins délusoires ne disqualifie en rien la pertinence des travaux rigoureusement et loyalement réalisés par des chercheurs rompus. Georges Braque, artiste et père du cubisme l’illustre parfaitement en disant : la vérité existe. On n’invente que le mensonge.
Situation dans d’autres pays
Pour répondre aux questions antérieurement posées et décrire ce que ressentent les apiculteurs, nous faisons un tour d’horizon de la situation vécue dans d’autres pays traditionnellement apicoles et techniquement bien avancés. En effet, le syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles (Colony Collapse Disorder en anglais et CCD en abrégé) est un phénomène de mortalité étrange et répétitif des d’abeilles domestiques signalé déjà en 1998 en Europe, et aux États-Unis, dès l’hiver 2006-2007. D’autres explosions de mortalité, mettant plus que jamais les apiculteurs sous pression, ont été révélées en Asie et en Égypte sans être explicitement attachées au CCD.
Le phénomène, qui apparait comme une interprétation sans arguments, affecte l’élevage apicole dans une grande partie du globe. Aux États-Unis, il avait été d’abord désigné « syndrome de disparition des abeilles » ou « Fall-Dwindle Disease » (maladie du déclin automnal des abeilles), avant d’être rebaptisé CCD. Sa manifestation se caractérise par des ruches soudainement vidées de leur contenu, généralement à la sortie de l’hiver, plus rarement en pleine saison de butinage. La reine abandonnée semble en bonne santé et continue c’est ce qu’elle sait faire : pondre, alors qu’il n’y a plus assez d’ouvrières pour s’occuper du couvain. Les ouvrières subsistantes ne se nourrissent plus et le butinage s’arrête. À juste titre, aux États-Unis, près de 25 % en moyenne du cheptel avait disparu au cours de l’hiver 2006-2007 avec des pointes de pertes avoisinant 90% selon les lieux et le temps d’observation. On imagine alors les déficits directs (production de miel) et indirects (déficience de pollinisation) des cultures dans les contrées et régions touchées par le syndrome.
L’affection est jugée alarmante par les apiculteurs, les chercheurs apicoles, les écologues, les agronomes, les économistes en raison de l’intérêt agro-économique et écologique de l’abeille dans la pollinisation des arbres fruitiers (amandier, pommier, avocatier, cerisier, prunier…) et de diverses cultures saisonnières et annuelles (melon, pastèque, oignons, concombres, carottes, oléagineux…). D’après certains chercheurs, la survie de 80% des angiospermes et la production de presque 35% de la nourriture humaine dépendent directement des pollinisateurs où l’abeille domestique reste toutefois majoritaire par rapport aux agents sauvages. Le cas le plus typique est la production californienne d’amandes où 75% du cheptel apicole américain y sont assemblés par transhumance renouvelée contractuellement à chaque floraison.
Comme tous les syndromes, l’effondrement a fait l’objet de controverses scientifiques et médiatiques. Les apidologues l’étudiant ne pouvaient se fonder que sur une bibliographie bien faible. Et ce n’est que depuis le début des années 2000 que des travaux sérieux ont été publiés, permettant ainsi la constitution d’un répertoire de plus en plus riche d’informations et d’observations factuelles. Des avancées considérables ont été réalisées, notamment l’identification correcte des bio-agresseurs impliqués dans le phénomène et la mise en évidence d’effets synergiques divers. La thèse multifactorielle du phénomène et sa complexité font maintenant l’objet d’un consensus.
Aux USA, dans un rapport du Département de l’Agriculture publié en 2012, l’acarien Varroa destructor, longtemps confondu avec Varroa jacobsoni, est accusé d’être le principal parasite responsable de l’effondrement des abeilles. Il en est de même en Europe selon une étude publiée en 2018. Dans une étude légèrement antérieure, en 2010, l’Agence française de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail fait le point sur les causes déclarées de mortalité de rucher en Europe : loque américaine, virus du couvain sacciforme, virus de la paralysie chronique de l’abeille, virus de la paralysie aiguë de l’abeille, virus des ailes déformées, loque européenne.
Globalement, les maladies parasitaires ou virales représentent 69% des cas, les problèmes de conduite d’élevage 14% et les pesticides 5%. Pour préciser un peu plus ces données, il convient d’indiquer dans le détail les conséquences des différentes causes selon les pays où des observations persévérantes et crédibles ont été faites. La variété géographique des observations, où le malaise a été perceptible, étant une excellente approche, voici quelques exemples démonstratifs qui en font écho et qui permettront d’apporter un certain éclairage et de tirer quelques conclusions :
- Plus proche de nous, en Espagne, c’est le champignon Nosema ceranae qui est considéré comme la principale cause de la mortalité des abeilles ;
- En France, on suspecte des pesticides ou des synergies entre pesticides, dont le Gaucho, qui par précaution a été interdit sur le tournesol depuis 1999 ;
- En Suisse, les professionnels et les chercheurs apicoles s’accordent pour définir le Varroa comme le principal agent de la crise ;
- En Belgique, on estime que le Varroa, lui-même vecteur de virus, affaiblit les abeilles, les rendant ainsi vulnérables aux virus et bactéries ;
- Aux États-Unis, une corrélation entre l’effondrement des abeilles, apparemment désorientées et ne pouvant revenir à leur ruche, et l’infection par une souche de virus IAPV (Dicistroviridae) a été relevée ;
- À Hawaï Varroa destructor et le virus des ailes déformées (DWV) sont compromis dans l’effondrement des colonies à la suite de l’introduction du parasite dans l’archipel ;
- En Égypte, une étude fait connaître que les essaims jouissant d’une flore variée et d’un environnement sans pesticides n’étaient pas affectés par le syndrome de l’effondrement ;
- Au Canada Varroa destructor est désigné comme la raison de l’effondrement où il est responsable de 85% de la mortalité hivernale des colonies en Ontario ;
- Au Japon, en 2009, 25 % des apiculteurs déclarent être confrontés au phénomène.
Facteurs associés au CCD
À l’automne 2012, l’USDA et l’Environmental Protection Agency sont arrivés aux conclusions consensuelles suivantes, circonscrivant un ensemble facteurs associés au CCD :
– l’acarien Varroa destructor, connu pour accroître la charge virale des abeilles, semble être le parasite le plus dommageable et le plus étroitement lié à la ruine des colonies ;
– divers virus ;
– la loque européenne ;
– l’effet de la nourriture sur la survie des abeilles et la longévité des colonies. En effet, avec de bonnes réserves de miel, l’hivernage doit bien se passer ; les ouvrières qui survivent ont une bien plus grande longévité que leurs sœurs de printemps ;
– le rôle de la flore intestinale dans la nutrition, la détoxification des produits chimiques et la protection contre les maladies ;
– l’effet direct et sublétal de pesticides sur les abeilles.
Sur le même sujet, des d’études européennes aboutissent aux conclusions suivantes :
– Varroa destructor, en association avec des virus, est la principale menace pour la santé du cheptel apicole ;
– des interactions entre parasites, pathogènes et pesticides combinées au stress auquel les abeilles sont exposées, de manière concomitante ou persistante, peuvent affecter leur santé ;
– Nosema ceranae peut nuire aux colonies mais ne semble pas un facteur majeur.
Les acariens
Concernant les acariens incriminés, il est bien utile d’ouvrir une parenthèse pour clarifier ce point. L’identification de ces meurtriers fut tardive : Varroa jacobsoni a été décrit en 1904 sur Apis ceranae et n’a été ponctuellement mis en contact avec l’abeille européenne qu’en 1950 (Corée), 1958 (Japon) puis de façon plus significative dans les années 1960 quand des reines d’origine italienne, sélectionnées pour leur bonne production de gelée royale, furent introduites en Asie. Ce brassage des populations favorisa l’apparition de Varroa destructor, terrible enfant de Varroa jacobsoni avec lequel il fut confondu, jusqu’en 2000. Cette difficulté d’identification a ralenti la prise en compte du nouveau ravageur : l’infection étant bénigne chez Apis ceranae, l’inattendu nuisible ne fut pris au sérieux que dans les années 2000. Indiquons que Varroa destructor est capable de modifier la composition chimique de sa cuticule pour passer d’une espèce à l’autre. La présence de marqueurs chimiques adaptés et adaptables expliquent sa “furtivité”; les abeilles ne peuvent éliminer les larves contaminés sans détecter l’odeur du Varroa. D’après des études, l’évolution parallèle d’Apis Ceranae avec son hôte Varroa, en étroite interaction, a donné au parasite une excellente capacité d’adaptation. L’abeille européenne, géographiquement éloignée, n’ayant pas coévolué avec le parasite, n’a de ce fait pas une aussi bonne disposition à le détecter et à s’en défendre autant que l’abeille asiatique, d’où sa grande sensibilité face à ce parasite.
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Varroa destructor a de multiples fâcheuses conséquences sur les colonies infectées : il les affaiblit, perturbe leur capacité à maintenir leur hydratation, altère leur système immunitaire, propage des virus… Les abeilles qui naissent dans des colonies fortement parasitées sont faibles, parfois mal formées et trépassent prématurément. Le parasite se multiplie relativement lentement et si la colonie est contaminée par une fondatrice, il faudra plusieurs années avant que la population de Varroa ne mette en danger la ruche. Néanmoins la population peut exploser en cas de conditions météorologiques très favorables au parasite : le seuil admis de nuisibilité (30% des adultes atteints) peut alors être dépassé très rapidement.
Traité dès le début des années 1980 avec succès, l’acarien a peu à peu acquis des résistances aux produits dès le milieu des années 1990 en France et en Italie, ce qui est concomitant avec le début de la crise apicole. La situation s’est dégradée rapidement avec la diffusion des résistances au Royaume-Uni à partir de 2000 et un an plus tard aux États-Unis.
D’autres parasites, tels Acarapis woodi et Paenibacillus larvae, ont déjà entrainé des mortalités signalées à une époque antérieure. La loque européenne est un autre parasite du couvain de l’abeille qui semble en extension, parallèlement au syndrome d’effondrement, mais sa faible virulence et la grande spécificité des symptômes ne permettent pas d’en faire le facteur unique déclencheur des mortalités massives. Il en va de même d’un autre mis en cause, le moucheron endoparasite Apocephalus borealis.
Maladies virales
Le virus israélien de la paralysie aiguë (Israeli acute paralysis virus of bees, ou IAPV) est fortement corrélé au syndrome d’effondrement des colonies. Mais il reste à déterminer s’il est un symptôme ou une cause de l’effondrement, et, s’il agit isolément ou en harmonie avec d’autres causes pour susciter l’écroulement. Les effets de l’IAPV sont multiples :
– les abeilles infectées ont un taux de retour à la ruche (homing) fortement réduit. On pense que le virus, très présent dans la tête de l’abeille, perturbe son fonctionnement cérébral déréglant ainsi l’apprentissage, la navigation et l’orientation des abeilles. Une abeille isolée, même bien nourrie, est condamnée à mourir en quelques heures ;
– des pupes artificiellement contaminées ont une métamorphose stoppée et meurent abondamment.
D’autres virus sont incriminés : le virus des ailes déformées (DWV), marqueur reconnu du CCD, peut provoquer une chute drastique de la fécondité des reines. La propagation universelle du Varroa a trié des souches du DWV, faisant de ce virus un des plus largement distribués et des plus contagieux des insectes sur la terre.
Maladies fongiques : la nosémose
Ce champignon microscopique unicellulaire, commensal de l’abeille asiatique Apis cerana et d’autres insectes, est morphologiquement identique au Nosema apis, ce qui a retardé son identification : ces deux pathogènes ont été longtemps confondus car leurs spores sont identiques. Mais l’effet de ces deux espèces est très différent : Nosema apis redoute la chaleur et provoque des diarrhées durant l’hiver que les apiculteurs reconnaissent et savent traiter ; en revanche, Nosema ceranae colonise l’intestin plus en amont, apprécie les chaleurs estivales et ne provoque pas de symptôme permettant un diagnostic différentiel.
Décrit pour la première fois en 1996, Nosema ceranae est dépisté chez l’abeille européenne en 2006. D’autres travaux vont déterminer par la suite que ce pathogène est présent en Europe depuis au moins 1998 et aux États-Unis depuis 2006 : périodes qui coïncident avec le début de la crise apicole, notamment des phénomènes de mortalité estivale jusqu’alors inexplicables dans ces territoires.
Depuis, les données mettant en cause ce pathogène s’accumulent. Souvent retrouvé dans le corps des abeilles mortes, il est capable de provoquer une mortalité massive, sans cadavres visibles dans la ruche, une réduction de la production de miel et autres produits de la ruche, ainsi que les fameux troubles du comportement des abeilles caractéristiques du CCD : trouble du butinage, baisse des soins aux larves, ouvrières partant butiner plus jeunes, réduction du taux de retour à la ruche, difficultés d’orientation, réduction de l’espérance de vie.
Ces changements comportementaux s’expliqueraient par une perturbation hormonale des jeunes ouvrières : une fois contaminées, leur taux d’hormone juvénile augmente provoquant l’acquisition précoce du comportement de butinage et une mortalité plus précoce. Les jeunes ouvrières quittent alors la ruche, renonçant au soin du couvain, perturbant ainsi la capacité du couvain à organiser ses activités.
Pesticides
Les insecticides représentent la menace la plus directe pour les insectes. Comme leur nom l’indique, ces produits sont utilisés en grandes quantités par les agriculteurs pour contrôler les ravageurs des cultures. Bien que leur rôle dans le déclin des insectes pollinisateurs reste encore mal déterminé, il est de plus en plus manifeste que certains produits couramment épandus sur les cultures, ont des effets exterminateurs des auxiliaires et des pollinisateurs, notamment l’abeille, tant au champ qu’à l’échelle des colonies. Leurs effets sur l’abeille peuvent être ordonnés en cinq groupes :
1) Mortalité topique : si certaines précautions ne sont pas prises, les butineuses meurent au champ en payant de leur vie leur travail ;
2) Conséquences physiologiques : se produisent à divers niveaux et ont notamment été évaluées en termes de vitesse de développement (temps nécessaire pour atteindre l’âge adulte) et de taux d’anomalies (dans les cellules à l’intérieur de la ruche) ;
3) Dérèglements du comportement de butinage : effets manifestes sur le système de navigation et les mécanismes d’apprentissage et de communication des abeilles ;
4) Interactions avec le comportement alimentaire : effets répulsifs, anti-appétants, anti-feeding ou altération des capacités olfactives ;
5) Impacts des molécules neurotoxiques sur les processus de reconnaissance des nids et des fleurs, orientation spatiale, etc.
Selon l’Organisation des Nations unies (ONU), les abeilles pollinisent 71 des 100 espèces cultivées fournissant 90% des denrées alimentaires mondiales consommables par l’homme et son bétail. Compte tenu de la vulnérabilité de l’abeille aux pesticides, on imagine les déficits qui en découlent. Des réglementations régulent la mise sur le marché de ces produits mais ne semblent pas suffisantes. Les champs sont traités et retraités et l’exposition à un cocktail de pesticides augmente nettement la mortalité des abeilles. Par ailleurs, les tests réglementaires homologuant les pesticides ne permettent pas toujours d’en évaluer formellement les risques ; certains produits utilisés depuis de longues dates présentent une menace pour les abeilles. On peut dire que plus il y a de traitements phytosanitaires, plus il existe de résidus de pesticides différents et plus il existe de possibilités d’interactions multiples entre les pesticides susceptibles de nuire à la santé des abeilles. Des tris se font régulièrement, mais, compte tenu de l’intensité de la lutte phytosanitaire, les effets secondaires des pesticides demeurent préoccupants.
Certains insecticides, en particulier les néonicotinoïdes systémiques, lorsqu’ils sont appliqués directement sur la semence par enrobage des graines avant le semis, et lorsque les graines commencent à germer et à pousser, ils se propagent dans la plante entière et finissent éventuellement par se retrouver dans l’eau de guttation que les abeilles viennent lécher pour leurs sucres et sels minéraux, puis plus tard dans le pollen et le nectar. Le pollen, principale source de protéines, récolté par les abeilles, peut contenir de nombreux résidus à des niveaux de concentration élevés, et cela n’est pas sans conséquences sur elles.
Pratiques apicoles et agricoles intensives
La transhumance, pratique apicole courante, s’est accrue avec l’intensification de l’élevage et la production de miels spécifiques. Source de contraintes pour les abeilles, elle les fragilise en les rendant plus vulnérables aux parasites et aux maladies, et diminue leur aptitude à vivre naturellement. Ces déplacements favorisent aussi la propagation des maladies entre ruchers.
La dégradation de l’alimentation naturelle des abeilles est aussi une cause de leur vulnérabilité. Dans la nature, habituellement quelques ruches sauvages éparses, fondues dans leur environnement, exploitent de vastes surfaces entretenant une flore variée où les abeilles peuvent se répartir librement et se disperser selon leur goût sur des fleurs plus attractives. Mais avec la course aux miels typiques, c’est à dire à base d’une végétation donnée, et la pollinisation contractuelle des vergers et autres cultures nécessairement allogames, la densité des ruches est devenue beaucoup plus élevée et les abeilles ne peuvent s’alimenter que de sources nutritives peu diversifiées, imposées.
La diversité qualitative de l’alimentation et une nourriture suffisante sont deux facteurs importants pour le système immunitaire et la santé. En Europe, les changements dans la PAC (réduction des surfaces de luzerne, tournesol, fauche des jachères plus intensives) ont eu un impact fort sur les ressources alimentaires des abeilles à partir du début des années 1990. Aux États-Unis c’est la mise en culture de vastes surfaces de prairies qui servaient autrefois à reposer les ruches après plusieurs utilisations comme pollinisateurs de culture qui est pointée du doigt.
Un cercle vicieux s’établit : la déperdition de la diversité des plantes à fleurs affaiblit la zoogamie et réduit le nombre de pollinisateurs ; mal nourris les butineurs sont plus sensibles aux agressions biologiques, climatiques et anthropiques. Ce déclin concomitant à celui de la biodiversité florale est également mis en évidence pour les papillons et plus généralement les pollinisateurs sauvages fortement en déclin.
Consanguinité
Enfin, un dernier phénomène vient compléter le tableau, c’est la consanguinité. Comme il est constaté généralement chez d’autres élevages, une consanguinité irréfléchie est la cause grave d’une perte de vitalité chez l’abeille. Elle peut mettre réellement en péril l’existence de la colonie qui en est atteinte. Les pertes terribles de colonies, que l’on continue à signaler, sont, le plus souvent, si ce n’est toujours, la suite d’une dégradation de la vitalité, suscitée par une mauvaise hérédité. Il s’agit d’un défaut insidieux et sournois, exacerbé par les conditions climatiques défavorables, qu’une constitution affaiblie ne peut plus combattre. La réduction de la vitalité se manifeste également par une attention amoindrie aux soins du couvain et par une sensibilité accrue à la maladie, aussi bien dans le couvain que chez l’abeille adulte. Comme la pratique l’a démontré, les espèces d’abeilles les plus productives peuvent être réduites à néant en peu de générations, par une consanguinité inconsidérée.
Conclusion
Nous avons vu qu’en divers pays tous les professionnels s’accordent à dire que l’heure est grave en matière de production apicole. Conjugués, tous les facteurs exposés, font que chacun apporte quelques éclairages sur le traitement de l’effondrement. Considérer un seul aspect comme responsable du phénomène, revient finalement à tenter de résoudre une équation à n inconnues en n’en utilisant que deux ou trois. C’est absurde. Dans un contexte de protection apicole intégrée, il est recommandé d’intervenir sur l’ensemble des facteurs susmentionnés, notamment au travers de l’accommodation et du respect des bonnes pratiques apicoles, mais aussi de la diminution globale de l’exposition des abeilles aux pesticides. Les meilleures pratiques afin de pouvoir conduire correctement un cheptel apicole relève d’une approche de lutte intégrée. Un programme de lutte intégrée fait appel à diverses mesures de surveillance et à un ensemble de méthodes de lutte, mécanique, physique, biologique et chimique contre les ravageurs des ruches. Ces mesures visent à prévenir l’infestation ou l’infection des colonies et les dommages infligés au matériel, et facilitent la conduite des activités de surveillance et de gestion pour maintenir les dégâts au-dessous d’un seuil de nuisiblité.