Quels indicateurs pour évaluer le développement de l’agriculture au Maroc ?
Dr. SRAÏRI Mohamed Taher, enseignant-chercheur, IAV Hassan II
L’agriculture marocaine est engagée depuis le lancement de la stratégie ‘Plan Maroc Vert’ dans une course à davantage de productivité. En effet, ladite stratégie retient comme fil directeur un accroissement marqué des investissements privés pour rehausser les rendements des principales cultures et de l’élevage. Les projections à l’horizon 2020 sont plus qu’ambitieuses puisque pour de nombreuses spéculations il est prévu de doubler, voire tripler les volumes atteints en 2008, lors du démarrage de la stratégie. A mi-parcours, il est évident qu’un certain nombre d’enseignements peuvent être tirés de l’expérience passée, pour rectifier le tir et disposer de références rationnelles d’évaluation du développement de l’agriculture nationale.
La mondialisation et ses effets
La mise à l’œuvre du ‘Plan Maroc Vert’ a coïncidé avec l’éclatement d’une crise alimentaire sans précédent à l’échelle de la planète : les prix des denrées vivrières ayant atteint des niveaux records, ceci a entraîné des troubles sociaux, y compris dans le plus proche voisinage du Maroc. Ce renchérissement des prix des principales matières alimentaires, a ainsi révélé les premières failles de la stratégie ‘Plan Maroc Vert’ qui a dédaigné les céréales et les légumineuses, au motif qu’elles revenaient moins cher sur les marchés internationaux, au profit de cultures supposés plus rémunératrices, notamment l’olivier en conditions pluviales et d’autres arbres (surtout les agrumes) dans les zones irriguées. Il s’en est rapidement suivi des tensions sur les prix des céréales au niveau local, que les pouvoirs publics sont arrivés à juguler momentanément, pour garantir la paix sociale, par un soutien plus marqué, à travers la Caisse de Compensation.
Une vulnérabilité marquée face à l’aléa climatique
Heureusement pour le pays, la crise alimentaire mondiale a été de courte durée et ses effets ont pu être tamponnés par une conjoncture climatique exceptionnelle : de 2009 à 2013, le Maroc a surtout connu des campagnes agricoles avec une pluviométrie favorable (avec, en été 2013, une moisson record de 97 millions de quintaux de céréales – blé dur, blé tendre et orge -). Cela a aussi permis d’assurer une augmentation de l’effectif du cheptel (par exemple, les bovins sont revenus à plus de 3 millions, niveau qu’ils n’avaient plus atteints depuis le début des années 1980) et des productions animales (lait et viande). Malheureusement, la campagne agricole de 2013/2014 a de nouveau rappelé l’extrême vulnérabilité de l’agriculture marocaine face à l’aléa climatique. De faibles pluies, très tardives et mal réparties dans l’espace et dans le temps ont entraîné une baisse drastique des quantités de grains moissonnés ainsi que du disponible en fourrages (notamment dans les zones d’élevage pastoral), induisant une chute sensible des prix du bétail.
L’extrême complexité de l’évolution de l’agriculture avec des prix volatils
Les revers de la production céréalière et de l’élevage qui lui est inféodé en 2013/2014 ont coïncidé avec une reprise de la volatilité des prix des intrants, et que les économistes s’accordent à reconnaître comme le fait le plus marquant des évolutions récentes des marchés internationaux. Par conséquent, dans de nombreuses filières d’approvisionnement, les prix de revient des produits agricoles ne sont plus stables et surtout orientés à la hausse, cependant que les prix au départ de la ferme stagnent, grevant les marges des exploitations. Ainsi, dans certains élevages bovins, pareilles tendances ont-elles débouché logiquement sur des comportements de réduction des effectifs, voire d’abandon. Par conséquent, et depuis le lancement du ‘Plan Maroc Vert’, l’année 2013 aura été la première où la production de lait bovin au Maroc a chuté d’au moins de 10 %, après le niveau record de 2,5 millions de tonnes atteint en 2012. Questionnés à ce sujet, de nombreux éleveurs, y compris ceux qui détiennent des effectifs conséquents de vaches, répondent unanimement que les termes économiques de la production de lait sont devenus très tendus. Ces déboires sont aussi exacerbés par les difficultés nouvelles qui se cristallisent autour de la question du travail agricole. Longtemps considéré comme un facteur abondant et bon marché (lorsque la journée de travail durait au moins 8 heures entières et se négociait à 50 DH), la main-d’œuvre agricole a connu ces dernières années, à l’instar des autres intrants, un renchérissement poussé. Pire, sa disponibilité est devenue instable, remettant en cause la réussite de certains chantiers, surtout au moment des pics de travaux (semis, plantation, entretien et récolte). C’est particulièrement le cas pour les spéculations qui en sont fortement dépendantes, telles que les productions animales, par leurs besoins d’astreinte quotidienne, et l’horticulture. De surcroît, même les compétences requises pour certaines opérations pointues ne sont pas toujours au rendez-vous, compromettant la réussite des productions.
En outre, les difficultés économiques des agriculteurs ne concernent pas seulement les denrées destinées au marché local mais elles se sont aussi matérialisées à l’export. Ainsi, l’oléiculture et l’agrumiculture ont-elles connu lors de la campagne 2013/2014 des revers au niveau des marchés traditionnels du Maroc. Cette situation a entraîné des ventes à perte ainsi que des stocks (avec des dépenses additionnelles …). Ne sont pas en cause uniquement les méventes sur des marchés où les produits nationaux sont en compétition accrue avec d’autres fournisseurs, mais aussi des stratégies d’augmentation des volumes qui n’ont pas toujours été accompagnées de l’effort de marketing nécessaire pour la diversification des voies d’écoulement des denrées (marché local, industrie de transformation, export vers des pays divers, etc.).
La durabilité des processus de production en question : l’enjeu des ressources hydriques
Au-delà des considérations économiques, les évolutions récentes de l’agriculture marocaine ont aussi révélé l’impératif de prendre en compte la durabilité écologique des choix opérés. A cet égard, la question des disponibilités hydriques est devenue d’une brûlante actualité et il est permis d’affirmer qu’elle le sera encore plus à l’avenir, en se basant sur les prévisions météorologiques qu’augure une incertitude climatique accentuée. En effet, dans de nombreux bassins hydrauliques du pays, notamment dans les zones les plus arides du Sud et de l’Est, où l’irrigation est une condition nécessaire à la garantie de productions agricoles pérennes, les volumes d’eau renouvelable sont en régression marquée. Cette vérité absolue est le résultat d’une demande en eau en constante augmentation du fait d’objectifs irrationnels d’accroissement des rendements et des surfaces mises en cultures, parfois avec des plantes très exigeantes à des périodes où il ne pleut pas. Face à cet état de fait, les solutions adoptées tiennent en deux recettes, supposées régler les problèmes : le pompage dans les nappes souterraines et la conversion des systèmes d’irrigation vers le goutte-à-goutte. Théoriquement, ces mesures semblent séduisantes, mais dans la réalité, elles sont loin d’être une panacée. Le pompage dans les nappes a atteint des proportions inquiétantes, et dans certaines zones elles sont carrément en voie de tarissement, ce qui y compromet la pérennité des systèmes de production installés. En outre, la reconversion de l’irrigation gravitaire au goutte-à-goutte n’est pas toujours synonyme de diminution des consommations d’eau, lorsqu’elle ne s’accompagne pas d’une formation adaptée à son usage. Or, les encouragements sous forme de subventions à des plafonds équivalents à 100 % de l’investissement consenti pour l’équipement en goutte-à-goutte ont juste accéléré le rythme d’adoption de ce matériel, mais sans aucune assurance quant à sa maîtrise effective. D’ailleurs, des travaux de recherche récents menés dans la plaine du Saïss démontrent sans équivoque que dans plusieurs exploitations, le goutte-à-goutte ne concourt pas à une diminution des usages d’eau tout comme il n’améliore pas l’efficience de l’irrigation. Il sert plus, dans certains cas, à légitimer un statut social particulier de l’agriculteur au sein de sa communauté locale, ou à accompagner des investissements massifs, mais dont l’origine n’est pas toujours transparente …
Outre le pompage dans les nappes et le goutte-à-goutte, qui véhiculent avec eux, comme on l’a vu, des marges de manœuvre limitées et qu’il importe de maîtriser, il y a eu aussi récemment l’apparition d’un discours prônant le dessalement de l’eau de mer, que certains érigent comme le miracle pour solutionner le problème du stress hydrique. Manifestement, les porteurs de ce discours semblent éloignés des réalités de l’agriculture. Car à près de 5 DH le m3, l’eau dessalée ne peut être valorisée de manière rentable que par des spéculations à très haute valeur ajoutée. Même les agrumes ou l’olivier ne peuvent d’ailleurs s’accommoder de tels niveaux de prix.
La dépendance vis-à-vis de gènes importés
Pareils exemples de transferts de technologies supposés alléger les problèmes de la production agricole mais peu concluants dans la réalité sont aussi rencontrés dans le domaine de l’élevage. En effet, dans le discours techniciste prégnant, l’amélioration génétique est une condition indispensable, voire prioritaire pour l’essor de la profession. Or, dans les faits, le pays importe annuellement des milliers de vaches de races laitières (en particulier, la Holstein et la Montbéliarde) avec des potentialités de rendements très élevés (au moins 7 000 kg de lait par an), mais sur le terrain, elles affichent souvent des productions limitées (souvent inférieures à 3 000 kg de lait par an). Ce décalage s’explique d’abord par le simplisme de l’approche qui considère que l’action sur une seule variable (en l’occurrence la structure génétique du cheptel bovin) est suffisante pour lever les contraintes. Or, le développement laitier est nettement plus complexe, et s’inscrit dans le temps long, où il faut garantir, avant même l’amélioration génétique du cheptel, les conditions de l’environnement où il va évoluer, et plus particulièrement des disponibilités alimentaires suffisantes et équilibrées pour subvenir à ses besoins. Il est d’ailleurs légitime à ce stade de la réflexion de s’interroger sur la pertinence de cette obstination d’amélioration génétique, dans un pays qui aujourd’hui n’a pratiquement plus d’emprise sur le patrimoine animal qui assure l’essentiel de ses approvisionnements en lait, viandes et œufs : les bovins laitiers sont importés ainsi que les semences d’insémination aussi bien pour le lait que pour le croisement terminal (lait x viande), tout comme le sont les gènes avicoles (reproducteurs pour les souches de poulet de chair et de poules pondeuses).
Une balance des paiements alimentaires déficitaire
La conséquence des choix effectués, avec la priorité aux cultures d’exportation en irrigué, et les lacunes de la recherche développement pour les céréales et les légumineuses en pluvial ont induit une aggravation des déficits de la balance des paiements pour les produits alimentaires. Pour la seule année 2013, les importations ont ainsi atteint, selon l’Office des Changes, le niveau de 2,7 millions de tonnes de blé tendre (soit près de 82 kg per capita et par an …), 1,8 millions de tonnes de maïs grain destiné en priorité à l’alimentation de la volaille et du bétail, ainsi que 53 000 tonnes de beurre et 13 500 tonnes de fromage, sans omettre 10 400 tonnes de viande bovine congelée et même 30 000 tonnes de dattes. Certes, l’accroissement démographique et l’urbanisation se sont accompagnés de besoins alimentaires sans cesse en augmentation, mais y subvenir par un recours démesuré aux importations a des effets délétères sur la balance des paiements. Pire, les choix stratégiques ne semblent pas converger vers un allègement de la dépendance alimentaire.
Pour une agriculture diversifiée et sans discriminations marquées
Par ailleurs, la discrimination entre les zones irriguées et le pluvial avec ce qui s’ensuit comme différentiel dans les aides agricoles a accentué la rupture entre les deux domaines. Or, dans la réalité, ils sont intimement liés, notamment au sein de l’exploitation agricole, qui gère souvent des parcelles en ‘bour’ et d’autres irriguées. C’est de leur complémentarité que l’exploitation assure ses arrières : les productions de céréales et de légumineuses vivrières à des fins d’alimentation du groupe familial et dont les résidus contribuent à l’affouragement du cheptel ; ce dernier ayant des rôles de diversification des sources de revenus et de thésaurisation des excédents des années fastes, souvent oubliés. Sans omettre, les retours de fertilité aux sols sous forme de fumier, indispensables à la durabilité des systèmes agraires. En outre, les productions du domaine irrigué, moins aléatoires et avec une valeur ajoutée consistante assurent des revenus meilleurs et mieux répartis dans l’année, lorsque les termes de leur écoulement sont favorables … De même, la ségrégation entre une agriculture spécialisée, incarnée par des fermes de très grande taille qui ont été les principales bénéficiaires des subsides de l’Etat ainsi que de son patrimoine foncier, et l’exploitation de petite taille, largement majoritaire par les effectifs et la surface, mais encore considérée par le discours ambiant comme arriérée, n’a pas œuvré au renforcement de l’intégration des activités agricoles. Ce sont sûrement les excès de ce clivage selon la taille, même à l’échelle mondiale, qui ont précipité un mouvement de réhabilitation de l’exploitation familiale, puisque l’année en cours (2014) lui a été dédiée par la FAO. Il reste à garantir que ce regain d’intérêt pour la petite exploitation agricole ne demeure pas de l’ordre du slogan creux et qu’il se traduise dans les faits par des politiques qui lui soient adaptées ainsi que par la mobilisation de moyens suffisants pour en appuyer l’essor.
Conclusion
Les évolutions récentes de l’agriculture au Maroc démontrent que le simple indicateur des volumes produits n’est pas suffisant pour en évaluer la trajectoire. D’autres références relatives aux performances économiques (marge brute) et de pérennité (bilan hydrique) sont tout aussi importantes. A cet égard, et en application de tendances mondiales, l’intégration de l’élevage et des cultures doit être aujourd’hui considérée comme un préalable indispensable pour garantir les bases de la durabilité des systèmes agraires. De plus, l’investissement dans des ressources humaines capables de s’approprier intelligemment les transferts de technologie est fondamental. Il devrait s’imposer en priorité par rapport aux subventions d’équipements agricoles dont les impacts réels ne sont pas toujours évalués finement. Outre les moyens matériels mobilisés, il faut redonner aux évaluations systémiques toute leur place dans l’appréciation des productions. Ainsi, dans un pays à climat surtout semi aride, voire aride, le rôle central des cultures pluviales doit être renforcé. A ce titre, et ce n’est pas un hasard, les céréales et les légumineuses vivrières continuent de représenter plus de la moitié des assolements à l’échelle nationale, car elles sont les cultures les plus adaptées à sa réalité climatique (précipitations concentrées uniquement en automne, hiver et début de printemps). Elles valorisent au mieux l’eau pluviale et s’accompagnent aussi de revenus conséquents par unité de temps de travail humain qui, faut-il, le rappeler est aussi devenu une contrainte majeure à gérer dans les systèmes agraires. Les céréales ainsi que les légumineuses servent aussi de support à l’élevage, notamment allaitant – ovins et bovins à viande – par les coproduits qu’elles élaborent, outre les grains. Aussi devraient-elles être suffisamment encouragées par des politiques de prix pertinentes aussi bien à l’amont (approvisionnements en intrants) qu’à l’aval (valorisation et vente des grains) des chaînes d’approvisionnement. En outre, la réhabilitation de tous les paquets technologiques nécessaires à la réussite aussi bien des céréales que des légumineuses en pluvial (amélioration variétale, travail du sol, fertilisation, irrigation d’appoint quand c’est possible, etc.) s’avère indispensable pour améliorer les rendements et récupérer des manques à gagner, d’autant que les marges de manœuvre sont encore très larges. En outre, le rôle clé de l’élevage comme banque de l’exploitation et aussi comme support de garantie de sa pérennité, doit être renforcé. Cela passe aussi par une amélioration des termes de son alimentation suffisante et équilibrée, ce qui suppose de reconsidérer radicalement les mesures prévues pour la production de fourrages, tout comme la généralisation des techniques de rationnement du bétail. Tout simplement, car la volatilité des prix des matières importées a démontré que les solutions de facilité d’antan basées sur les usages massifs de concentrés pour alimenter les ruminants étaient devenues dépassées, et que la recherche d’un maximum d’autonomie fourragère conjuguée à la minimisation des gaspillages de nutriments devenaient incontournables pour garantir la rentabilité et la durabilité de l’activité d’élevage.
Au final, la réflexion sur les évolutions de l’agriculture au Maroc et les succès et autres limites de l’expérience en cours démontre la complexité des phénomènes analysés et leurs aspect dynamique. Au-delà de simples chiffres qui évaluent l’augmentation ou non des volumes produits, la réflexion doit aussi prendre en compte la fiabilité des données présentées, l’efficience d’usage des moyens mobilisés, ainsi que la pérennité des choix opérés. De plus, l’appropriation des technologies et la maîtrise de leur utilisation par la profession agricole est un préalable indispensable pour se prononcer sur les investissements consentis. Or, les diagnostics systémiques entrepris jusqu’ici dans des exploitations, dans la diversité de leurs formes, démontrent que le saut quantitatif nécessaire pour des ressources humaines mieux formées, aptes à relever les multiples défis technologiques qui guettent l’agriculture marocaine, est encore loin d’avoir été franchi. Enfin, eu égard à la vulnérabilité de l’agriculture par rapport à l’aléa climatique et du fait de la complexité des variables qui en déterminent les performances, il est évident qu’elle ne peut être érigée comme la locomotive principale du développement harmonieux du pays. Ses rythmes de croissance instables ne peuvent garantir une création de richesses suffisante et continue, imposant de trouver des voies alternatives. Cela renvoie à la nécessité de choix courageux en termes d’enseignement et de formations pour que la population rurale ait accès à d’autres sources de revenus que ceux, très aléatoires, de l’agriculture.